Une Si Belle Chute De Reins
(Alexandra Majoral)
Dans cette pièce, dont on n?ouvre jamais les volets, de lourdes tentures rouge sombre, imprégnées de la capiteuse odeur opiacée, tapissent les murs. Deux larges rideaux de Chine, épais et hermétiques, l?un par)dessus l?autre, masquent l?encadrement de la fenêtre, de sorte que ni le jour ni aucune lumière extérieure ne filtrent à travers eux. Shu allume la flamme de la minuscule lampe, avant de revêtir son manteau chinois. Puis, elle s?allonge sur les coussins et le matelas à même le sol, le long du plateau où sont rangés les ustensiles. Elle tourne le papillon d?argent pour ne pas être aveuglée par la flamme. Fumer l?opium nécessite une lente préparation. Shu commence par échauffer six prises de chandoo qui vont constituer peu à peu la boulette qu?elle fumera. Elle les fait fondre et les enroule au bout de la grande aiguille. L?opium devient liquide comme du caramel chaud et se coagule vite. Au bout de quelques secondes, il finit par avoir la bonne consistance ; Shu pique alors, d?un geste mécanique, la boulette obtenue dans sa pipe. Elle porte ensuite le bambou à ses lèvres, l?allume et aspire, en une seule fois, d?un trait unique et long. Elle avale sans la rejeter la fumée fade et sucrée. Elle subit alors le sort que, quelques instants auparavant, elle a fait subir à l?opium : en pénétrant dans ses poumons, il liquéfie immédiatement son être. Enivrée, Shu se laisse tomber en arrière, sur les coussins, le visage pétrifié par une expression violente d?extase. Quand Fabrice entre dans le boudoir, il la voit, la bouche entrouverte, les yeux renversés et absents, sans regard, le visage pâmé et traversé à la verticale par l?étrangeté, le souffle égal. Sagesse et lucidité transportent Shu dans un paradis perdu. Avec l?opium, tout s?efface. Tout est doux. Les murs cramoisis semblent s?éloigner et la pièce s?agrandit. Tout n?est qu?un vaste horizon. Tout devient lointain, indifférent et impassible. Tout semble d?une grande clarté. Tout se désincarne. Tout est tout. Le fumeur est ravi, mais fallacieusement, emporté vers l?acmé de cet état de béatitude et de bien-être, qui nécessite un difficile travail sur soi-même, assidu et pénible, quand on veut l?atteindre sans opium, sans artifices. Sa physionomie a pris un air de sérénité. L?espace est envahi d?une fluidité, légère et harmonieuse, qui assourdit les bruits, qui tamise les lumières, qui dissout chaque chose, objet et sentiment. Le temps n?existe plus dans ce silence. Ni jadis, ni naguère, ni à présent, ni plus tard, ni demain, ni après, ni trop tard, ni à jamais. Tout ce qui n?est pas béatitude laisse le fumeur indifférent, dans son anéantissement. Fabrice sait qu?il n?y peut rien. Il regarde la petite pipe qui tient en équilibre dans la main de Shu, loin d?elle au bout de son bras. Il s?assoit par terre, à côté du matelas, pose la pipe sur le plateau et prend la main de Shu dans la sienne. Elle ouvre les paupières. Le contact de la paume de la main de Fabrice lui procure une sensation de brûlure qui se répercute en elle et prolifère comme l?écho dans une vallée étroite, des gorges aux reliefs déchirés, la réverbération suffocante de la chaleur, le soleil qui fait fondre le bitume. Puis, la brûlure s?estompe. Shu se soulève lentement, en prenant appui sur son coude. L?effet de l?opium se dissipe. Les délices se sont évaporées. Elle saisit la bonbonnière d?émail, posée sur le plateau, dans laquelle se trouve le chandoo. Elle se remet à pétrir et à modeler l?opium, puis elle fait cuire la boulette, amollie comme de la cire, en la faisant tourner contre la flamme au bout de l?aiguille. Shu introduit le caramel dans le fourreau et tend la pipe à Fabrice. « Non, je préfère pas. ? You prefer not to ? As Bartelby ? But comme nearer. Close to me. I want you against me. I want to feel your body touching me. » Fabrice obtempère. Il s?allonge contre elle sur le petit matelas. Shu allume la pipe, avale la fumée et tourne son visage vers lui. Elle pose sa bouche sur celle de Fabrice, écarte les lèvres pour que leur langue s?enroulent. Elle souffle toute la fumée d?opium dans la gorge de Fabrice qui la respire profondément. Ce baiser, plein, parfait et idéal, n?en finit pas. Les deux bouches prolongent les mouvements interminables et lents des quatre lèvres. Elles ne veulent plus le suspendre. Ne plus l?interrompre. Ils veulent garder leur bouche collée l?une contre l?autre. Leur doigts entrecroisés. Leurs cheveux emmêlés. Fabrice se souvient des soirs où elle était là, quand il revenait de la galerie. Mentalement, il revoit son visage. Des fois, elle l?attendait. Il ouvrait la porte, la lumière était allumée, elle était là. Ce soir, il n?y a plus de paradis. Son appartement est plongé dans l?obscurité. Elle n?est pas là, à l?attendre. Agata, il aurait voulu qu?elle soit encore là. Comme s?il l?aimait toujours. Alors que? Mais il l?aime encore, puisqu?elle ne l?aime plus. Elle ne lui donne plus de signe de vie. Et il ne l?aimerait plus si elle l?aimait toujours. Le visage de Shu se superpose sur celui d?Agata. Leur deux voix se mélangent. Leur deux regard s?amalgament et leur deux image se fondent l?une dans l?autre, altérée dans une même silhouette.
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