Le Peintre De La Vie Moderne (1)
(Charles Baudelaire)
Par bonheur se présentent de temps en temps des redresseursde torts, des critiques, des amateurs, des curieux qui affirment que tout n?estpas dans Raphaël, que tout n?est pas dans Racine, que les poetae minoresont du bon, du solide et du délicieux; et, enfin, que pour tant aimer la beautégénérale, qui est exprimée par les poètes et les artistes classiques, on n?en apas moins tort de négliger la beauté particulière, la beauté de circonstance etle trait de m?urs. Ces costumes, qui font rire bien des gens irréfléchis, deces gens graves sans vraie gravité, présentent un charme d?une nature double,artistique et historique. Ils sont très souvent beaux et spirituellementdessinés; mais ce qui m?importe au moins autant, et ce que je suis heureux deretrouver dans tous ou presque tous, c?est la morale et l?esthétique du temps. L?idéeque l?homme se fait du beau s?imprime dans tout son ajustement, chiffonne ouraidit son habit, arrondit ou aligne son geste, et même pénètre subtilement, àla longue, les traits de son visage. Ces gravures peuvent être traduites enbeau et en laid; en laid, elles deviennent des caricatures; en beau, desstatues antiques. L?imagination du spectateur peut encore aujourd?hui fairemarcher et frémir cette tunique et ce schall. Un de ces jours,peut-être, un drame paraîtra sur un théâtre quelconque, où nous verrons larésurrection de ces costumes sous lesquels nos pères se trouvaient tout aussienchanteurs que nous-mêmes dans nos pauvres vêtements (lesquels ont aussi leurgrâce, il est vrai, mais d?une nature plutôt morale et spirituelle), et s?ilssont portés et animés par des comédiennes et des comédiens intelligents, nousnous étonnerons d?en avoir pu rire si étourdiment. le passé, tout en gardant lepiquant du fantôme, reprendra la lumière et le mouvement de la vie, et se feraprésent. Considérez, si cela vous plaît, la partie éternellement subsistantecomme l?âme de l?art, et l?élément variable comme son corps. Observateur,flâneur, philosophe, appelez-le comme vous voudrez; mais vous serezcertainement amené, pour caractériser cet artiste, à le gratifier d?uneépithète que vous ne sauriez appliquer au peintre des choses éternelles, ou dumoins plus durables, des choses héroïques ou religieuses. Quelquefois il estpoète; plus souvent il se rapproche du romancier ou du moraliste; il est lepeintre de la circonstance et de tout ce qu?elle suggère d?éternel. Chaquepays, pour son plaisir et pour sa gloire, a possédé quelques-uns de ceshommes-là. Je veux entretenir aujourd?hui le public d?un hommesingulier, originalité si puissante et si décidée, qu?elle se suffit à elle-mêmeet ne recherche même pas l?approbation. Récemment encore, quand il apprit queje me proposais de faire une appréciation de son esprit et de son talent, il mesupplia, d?une manière très impérieuse, de supprimer son nom et de ne parler deses ouvrages que comme des ouvrages d?un anonyme. Nous feindrons de croire, lelecteur et moi, que M. G. n?existe pas, et nous nous occuperons de ses dessinset de ses aquarelles, pour lesquels il professe un dédain de patricien, commeferaient des savants qui auraient à juger de précieux documents historiques,fournis par le hasard, et dont l?auteur doit rester éternellement inconnu. Etmême, pour rassurer complétement ma conscience, on supposera que tout ce quej?ai à dire de sa nature si curieusement et si mystérieusement éclatante, estplus ou moins justement suggéré par les ?uvres en question; pure hypothèsepoétique, conjecture, travail d?imagination. Pour dire la vérité, il dessinaitcomme un barbare, comme un enfant, se fâchant contre la maladresse de sesdoigts et la désobéissance de son outil.
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