Le Peintre De La Vie Moderne (2)
(Charles Baudelaire)
Aujourd?hui, M. G., qui a trouvé, à lui tout seul, toutes les petites ruses du métier, et qui a fait, sans conseils, sa propre éducation, est devenu un puissant maître, à sa manière, et n?a gardé de sa première ingénuité que ce qu?il en faut pour ajouter à ses riches facultés un assaisonnement inattendu. Homme du monde, c?est-à-dire homme du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages; artiste, c?est-à-dire spécialiste, homme attaché à sa palette comme le serf à la glèbe. L?artiste vit très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique. Un de mes amis me disait un jour qu?étant fort petit, il assistait à la toilette de son père, et qu?alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délices, les muscles des bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s?emparait de son cerveau. Déjà la forme l?obsédait et lepossédait. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voirle monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sontquelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés,impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L?amateur de lavie fait du monde sa famille, comme l?amateur du beau sexe compose sa famillede toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables; comme l?amateur detableaux vit dans une société enchantée de rêves peints sur toile. «Tout homme»,disait un jour M. G. dans une de ces conversations qu?il illumine d?un regardintense et d?un geste évocateur, «tout homme qui n?est pas accablé par un deces chagrins d?une nature trop positive pour ne pas absorber toutes lesfacultés, et qui s?ennuie au sein de la multitude, est un sot! un sot! et je leméprise!» Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu?il voit lesoleil tapageur donnant l?assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit avecremords, avec regrets: «Quel ordre impérieux! quelle fanfare de lumière! Depuisplusieurs heures déjà, de la lumière partout! de la lumière perdue par monsommeil! Que de choses éclairées j?aurais pu voir et que je n?ai pas vues!» Etil part! et il regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et sibrillant. Un régiment passe, qui va peut-être au bout du monde, jetant dansl?air des boulevards ses fanfares entraînantes et légères comme l?espérance; etvoilà que l??il de M. G. a déjà vu, inspecté, analysé les armes, l?allure et laphysionomie de cette troupe. Harnachements, scintillements, musique, regardsdécidés, moustaches lourdes et sérieuses, tout cela entre pêle-mêle en lui; etdans quelques minutes, le poème qui en résulte sera virtuellement composé. Honnêtesou déshonnêtes, raisonnables ou fous, les hommes se disent: «Enfin la journéeest finie!» Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir, et chacun courtdans l?endroit de son choix boire la coupe de l?oubli. Presque tous se serventdes modes et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes etdes meubles romains. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes dudix-huitième siècle sont des portraits moralement ressemblants. Ajoutons aussique la coupe de la jupe et du corsage est absolument différente, que les plissont disposés dans un système nouveau, et enfin que le geste et le port de lafemme actuelle donnent à sa robe une vie et une physionomie qui ne sont pascelles de la femme ancienne. Si un peintre patient et minutieux, mais d?une imagination médiocre, ayant à peindre une courtisane du temps présent,s?inspire (c?est le mot consacré) d?une courtisane de Titien ou de Raphaël, ilest infiniment probable qu?il fera une ?uvre fausse, ambiguë et obscure. La même critique s?applique rigoureusement à l?étude dumilitaire, du dandy, de l?animal même, chien ou cheval, et de tout ce qui compose la vie extérieure d?un siècle. M. G. l?absorbe sans cesse; il en a la mémoire et les yeux pleins.
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